L’insertion des femmes sans domicile – la face cachée de la rue
Posté par Grâce Belang 9 décembre 2024
Une table ronde autour de l’insertion des femmes sans domicile a invité quelques 70 Educateurs et Educatrices Socio-Professionnels (ESP) porteurs des programmes PHC à se questionner et interroger leurs pratiques sur ce sujet.
Lison RAMBLIERE (Responsable d’étude et de recherche en épidémiologie, Service Observatoire santé – Samusocial de Paris) et Delphine BEAUVAIS (Directrice du Pôle Violences Faites aux Femmes – Solfa), ont pu lors de cette table ronde dresser l’état des lieux du sans-abrisme au féminin, parler de l’invisibilisation des femmes à la rue, des problématiques spécifiques qu’elles rencontrent, et du chemin semé d’embûches que constitue pour elle l’insertion professionnelle.
1. Contexte et état des lieux du sans-abrisme féminin
46% des personnes hébergées sont des femmes / ~15% des personnes à la rue. La comptabilisation des femmes à la rue est encore a améliorer car elles sont moins visibles dans l’espace public et donc leur nombre est sous-évalué.
– Une augmentation du nombre de femmes à la rue :
o En 3 ans, selon le Samu social de Paris nombre de mères isolées qui ont appelé le 115 et ne se sont pas vu proposer d’hébergement a été multiplié par 3. Pour les femmes seules ce nombre a été multiplié par 2,5.
o Selon le collectif des morts de la rue : 103 femmes mortes à la rue en 2023, 46 ans en moyenne
o Selon le dernier rapport de la FAP 38% des 350 000 personnes sans domicile fixe sont des femmes
o Répartition géographique non-homogène : 50% des femmes à la rue sont en IDF mais présence de femmes à la rue dans un grand nombre de territoire (dans la marne par ex : 260 femmes seules à la rue et 224 sont restées à la rue toute l’année)
2. Invisibilisation des femmes à la rue
Stratégie d’invisibilisation : Les femmes à la rue sont toujours en mouvement car les lieux d’assistance (bain douche, hébergement, santé etc.) sont distants et segmentés : les femmes repèrent sur leur territoire des structures adaptée en non-mixité et sont continuellement en mouvement pour ne pas être repérées et donc en risque.
Se rendent invisibles : soignent leur apparence, se griment en homme ou arrêtent de se laver pour inspirer le dégout.
Grande méfiance des femmes / rue au regard de traumatismes passés et/ou de violences subies. 36% des femmes sans abris déclarent avoir été victimes de violences dans leur enfance. Auxquels s’ajoutent les violences conjugales, les mariages forcés, les mutilations sexuelles…
Se cachent dans des lieux ouverts la nuit (hôpital, gare, aéroport) ou non-visibles (hall d’immeuble, cave etc.) : stratégie de contournement et d’évitement des violences. Ralliement à un tiers ou un groupe dit de « confiance
Porosité entre la situation d’hébergement et de rue : hébergement pour quelques semaines puis retour à la rue
Une errance résidentielle très forte : entre hébergement chez des tiers, passage à la rue, hébergement à l’hôtel à la semaine. Dans REPERES (étude du samu social sur les femmes enceintes à la rue), on compte par exemple jusqu’à 20 déménagements pour les femmes pendant leur période périnatale (grossesse – 3 mois de vie du bébé) ce qui induit une obligation de déplacement (ticket transport ?), une fatigue chronique et des difficultés importantes d’ancrage (soins, suivi social, scolarité des enfants, lien social …).
Hébergement chez des tiers souvent contre contrepartie : hommes qui attendent devant les hébergements d’urgence et propose de “dormir” contre services sexuels, seuls, sans les compagnons. Mis à la rue sèche par suite d’un évènement comme une dispute ou la découverte d’une grossesse.
3. Typologie des femmes sans-domicile, trajectoire de vie qui mènent à la rue et problématiques spécifiques (violence, maternité, exploitation, santé etc.)
a. Une multiplicité des situations qui mènent à la rue
i. Troubles psychiques/psychiatriques
ii. Perte du logement : femmes non titulaires du bail / propriétaire qui sont les hommes
iii. Séparation 82% de familles monoparentale sont des femmes
iv. Sortie d’ASE
v. Migration
b. Des trajectoires caractérisées par la présence de la violence à toutes les étapes de la vie :
Qu’est ce qu’une violence sexiste et sexuelle (VSS) :
Tous les actes de violence fondés sur le genre qui entraînent, ou sont susceptibles d’entraîner pour les femmes, des dommages ou souffrances de nature physique, sexuelle, psychologique ou économique, y compris la menace de se livrer à de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou privée. »
– Harcèlement au travail (85% des femmes ont connu une violence sur leur lieu de travail)
– Agressions sexuelles et viols
– Violences conjugales (physique et psychologique)
– Harcèlement de rue
– Manipulation financière et administrative (ne pas autoriser à avoir un compte en banque etc.)
Ces violences s’exercent tout à long de la vie et peuvent être à l’origine de la situation de rue : « Les violences conjugales peuvent précipiter une femme dans la précarité, qu’elle quitte son conjoint violent, que son niveau de vie baisse ou qu’elle se retrouve seule avec les enfants. Ce sont aussi les violences vécues dans l’enfance et la jeunesse qui déstructurent la personne. C’est particulièrement le cas de jeunes femmes qui se font expulser de chez elles parce qu’elles sont enceintes, parce qu’on découvre qu’elles n’ont pas la bonne orientation sexuelle, ou pour toute autre raison. Les violences liées à la pauvreté sont également nombreuses. Ainsi, les femmes sont particulièrement concernées par l’hébergement contre services : ménage, soin aux personnes âgées ou aux enfants, voire services sexuels. » (samusocial de Paris)
c. La violence à la rue
100% des femmes à la rue ont connu la violence (avant et pendant leur passage à la rue) et particulièrement la violence sexuelle : « au bout d’un an passé à la rue, 100 % des femmes ont subi un viol, quel que soit leur âge, quelle que soit leur apparence. Pour elles, c’est un trauma parmi d’autres. » Aurélie Tinland – psychiatre AP-HM
Focus REPERES hotel – volet sur les violences chez 60 femmes rencontrées en Seine et
Marne : 79% déclarent avoir vécu des violences dans leur pays d’origine, 55% ont été excisées dans l’enfance, 43% rapportent avoir vécu des violences sexuelles (viols et agressions sexuelles par un autre agresseur que le mari), 28% ont fui un mariage force, 33% déclarent des violences sur leur parcours migratoire.
Extrait d’entretien :
Madame B avait les propos suivants le 4 avril 2024 : « Il te donne à un garçon. Le garçon peut frapper mais la famille est obligée. Je n’ai pas accepté. Mes parents étaient décédés. Ma belle mère voulait me marier, j’ai dû m’échapper. Le garçon peut te frapper, la famille dit rien ».
Madame R témoignait le 30 mars 2024, « Moi ils m’ont fait excision avec ciseaux pas propre. C’est ma belle-mère, l’autre vient c’est le même couteau, c’est dangereux. Je ne voulais pas. C’est fini, il te soigne avec le médicament noir. Je connais la douleur. Il y en a qui meurt. Je ne voudrais pas ça pour mes enfants. ».
Madame L m’évoquait son parcours migratoire le 16 avril 2024 : « Ils ne m’ont pas violé en Tunisie, j’étais avec le papa de mon bébé. On m’a agressé et volé mon téléphone et mon sac. Il a cassé mes dents.
Une présence très importante de violence vécue en France : 57% rapportent du harcèlement, 38% déclarent des violences sexuelles, Dans 68% des cas, les agresseur.e.s sont des inconnu.e.s
• Dans 26% des cas, le contexte des violences est lié à l’hébergement
• 50% déclarent des violences gynéco-obstétricale : par exemple des césariennes sans anesthésie dont 39% évoquent des refus de soins de la part d’un professionnel
d. La difficile prise de parole
Les femmes ne parlent pas des violences : “Une étude menée dans le cadre du projet Un Abri Pour Toutes, auprès de femmes hébergées au sein de trois centres d’émergent mixtes, a également montré que 93 % des femmes hébergées ont connu des violences au cours de leur vie. Pourtant, 85 % des femmes hébergées n’avaient jamais évoqué ces violences au sein de la structure dans laquelle elles étaient hébergées et 53 % en parlaient même pour la première fois de leur vie, du fait de cette étude.
– Que faire lorsque l’on repère une situation de VSS → Les ESP ne sont pas spécialisés, il faut accueillir la parole, ne pas la remettre en question et orienter vers des intervenants spécialisés (3919, CIDFF, service d’aide aux victimes France victime, En avant toute Tchat, planning familial .)
En effet, l’évocation des violences peut amener la personne à ce que l’on appelle un syndrome de reviviscence qui amènerait les personnes à « revivre les violences » donc il faut s’assurer que la personne puisse être correctement accompagnée lors de sa prise de parole. Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas poser des questions mais plutôt que lorsque l’on repère des signes de violences, il faut orienter vers des associations spécialisées.
– Etre pro-actif sur ces questions : Questionnement systématique, solliciter le référent VSS au CSE ? Charte interne de lutte contre les violences, affichage des numéros (notamment dans les toilettes et vestiaires femmes)
– Demander des formations !
Par ailleurs, cet accompagnement prend du temps : 7 allers retours en moyenne entre mise à l’abri et domicile pour des femmes victimes de violences conjugales avant un départ définitif
e. Focus santé
Au-delà de la question des violences, la réalité des conditions de vie dans la rue des femmes sans-abris entraine des problématiques sévères sur la santé mentale et physique
Santé mentale et physique : situation d’épuisement mental et physique car la rue oblige à être dans un état de vigilance permanente
De fortes conséquences sur la santé : dans REPERES (étude du samu-social), 48% sont en état dépressif sévère, 60% rapportent un évènement qu’elles considèrent comme traumatique et plus d’ ¼ (27%) de ces femmes présentent de nombreux symptômes évoquant un syndrome de stress post traumatique.
Une autre caractéristique importante inhérente à la vie des femmes à la rue c’est la maternité, dans l’imaginaire collectif, une femme enceinte est forcément prioritaire pour accéder à l’hébergement or, ce n’est plus toujours le cas. Cette dégradation de l’accueil des femmes en hébergement entraine de graves situations de santé.
Maternité : priorisation des femmes avec enfants pour l’hébergement mais souvent dans des conditions précaires (hôtel) / le statut de mère isolé n’est plus systématiquement synonyme d’hébergement → de + en + de femmes enceintes ou avec jeunes enfants à la rue.
En hôtel social en IDF on compte une naissance par jour. A Paris : priorisation à partir de 7 mois de grossesse et de 3 mois de vie du bébé. Dans le cadre de REPERES, 60% des femmes interrogées ont dormi à la rue au moins une fois sur la période périnatale, parfois avec le nouveau-né. Parmi celles qui ont dormi à la rue, le temps moyen passé à la rue est de 3 mois pendant la grossesse. Grosses difficultés liées à l’alimentation : les ¾ en état de faim sévères et des cas de grossesses très graves lorsqu’il y a un diabète gestationnel.
4. Insertion professionnelle : un chemin semé d’embuches
Si les femmes accèdent plus facilement à l’hébergement toujours, elle se voient moins souvent proposer une solution d’emploi et des solutions plus précaires et dans l’IAE également.
Rôles genrés dans le travail et précarisation des femmes : L’insertion par l’activité
économique adopte, faute de réflexion approfondie, une approche très genrée, orientant les hommes vers la sécurité et la manutention, et les femmes vers le ménage et l’aide aux personnes. Cela reproduit alors ce qui enferme déjà les femmes dans des métiers précaires, mal payés, à temps partiel, c’est à dire la précarité et la dépendance.
Quelle adaptation des structures dont les équipes sont principalement masculines pour créer un environnement professionnel + accueillant/bienveillant : quid de la difficulté pour une femme de s’intégrer dans une équipe masculine et un métier dit “masculin”.
Question de l’encadrement/accompagnement réalisé par des hommes, comment refaire confiance ?
5. Espaces différenciés (vestiaires / WC)
6. Temps en non-mixité ? Espace d’échanges ou outils (boite à idées, questionnaire de satisfaction…) pour recueillir les besoins des femmes
7. Ressources dédiées aux femmes (précarité menstruelle…)
8. Temps de sensibilisation : octobre rose, lutte contre les violences, journée internationale des droits des femmes… : actions en faveur de la reconnaissance des droits des femmes : mettant aussi la sensibilisation de tous les publics, ciné débats… : déconstruction des stéréotypes de genre
Garde d’enfant : Les difficultés que connaît toute femme active pour travailler et élever ses enfants — les problèmes de garde et d’horaires – sont insolubles pour les femmes pauvres et sans domicile. Une récente étude du Samu social de Paris montre ainsi le différentiel entre hommes et femmes hébergés dans l’accès à l’emploi.
Le programme Premières Heures à vocation à s’adapter le plus possible à la personne et peut donc également être une solution pour s’adapter aux difficultés spécifiques rencontrées par le public féminin.
5. QUESTIONS -REPONSES
1) Pourcentage d’ESP homme / femme
a. Sont présentes dans la salle 60% de femmes
2) Question du % de femmes à la rue.
a. Pas de réponse précise, pas d’estimation valide. Invisibilisation éloigne aussi
l’aide des maraudes, donc joue sur la perception qu’on peut avoir. Aujourd’hui plutôt 1/3 contre 2/3 mais pas de confiance dans ces chiffres
3) Comment accueillir la parole en tant qu’homme
a. Être présent, avoir une écoute bienveillante, non jugeant, ne jamais remettre en
question le récit qui est fait. Le niveau de faux récit est de 3% ! Ne pas se sentir non concerné = besoin aussi d’avoir des figures masculines bienveillantes
b. Pouvoir dire « je ne peux plus recevoir le récit, je t’oriente vers un.e pro » je ne te laisse pas sans solution.
c. Question du risque suicidaire : l’aborder, avoir un protocole (récit de violences, risque suicidaire,
4) Question du travail avec l’institution policière :
a. Grenelle des violences a au moins permis de faire parler les forces de l’ordre avec les TS, avec la santé, etc. de moins en moins de mal à venir poser une plainte.
b. Un mauvais accueil dans un commissariat doit être signalé au procureur.
5) Question de l’après grossesse
a. Bon suivi médical avant accouchement pour nombre d’elles, mais après la femme et les TS concentrent l’attention sur le bébé. D’où volonté de stabilisation dans les 3 mois de vie du bébé. Pas de placement obligatoire de l’enfant, et retour à la rue de la mère au bout des 3 mois qui oblige les mères à adopter des stratégies qui les mettent en danger (hébergement contraint chez des tiers etc.)
6) Gens du voyage ?
a. Sortir des violences et d’une certaine forme de conjugalité est très difficile car veut aussi dire sortir de la communauté.
7) Question des régularisations en IdF :
a. De très nombreuses personnes qui pourraient être régularisées mais qui ne le sont pas.